Quel est votre avis sur l’implant cérébral de la part de l'entreprise Neuralink ?
Eric Fourneret : L'implant de Neuralink n'est pas une première mondiale. Des implants comme l'Utah Array [implant de l’entreprise Blackrock, ndlr], existent depuis vingt ans aux États-Unis. D'autres équipes, comme celle de l'EPFL de Lausanne, en collaboration avec Clinatec, ont déjà permis à des patients de retrouver l'usage de leurs jambes grâce à un implant cérébral. Neuralink se distingue par son statut d'entreprise privée avec des moyens financiers colossaux, bien supérieurs à ceux du secteur public. Elon Musk dispose de 160 millions de dollars, tandis que le projet européen auquel j'ai participé était doté de 8 millions d'euros. De plus, nous n'avons aucune information sur l'implantation de Neuralink et l'état du patient.
NDLR : L’interview a été réalisé en février 2024, depuis l’état du patient a évolué.
Quelles sont, selon vous, les potentialités les plus prometteuses des neurotechnologies?
EF : Les neurotechnologies ont un énorme potentiel pour améliorer la qualité de vie des personnes en situation de handicap. Par exemple, des implants cérébraux peuvent permettre à des personnes atteintes du locked-in syndrome de communiquer à nouveau. D'autres technologies permettent à des personnes paraplégiques de piloter des membres artificiels ou des systèmes domotiques. Ces avancées peuvent redonner une certaine liberté et une meilleure qualité de vie à des personnes qui en étaient privées.
Quelles sont les implications des neurotechnologies pour la notion d'identité humaine ?
EF : Depuis Aristote, notre pensée est dominée par des dualités : chaud/froid, mort/vivant, etc. Cette dualité se retrouve dans la question des neurotechnologies : l'humain est naturel, tandis que la technologie est artificielle. Le terme "cyborg" est souvent mal compris. Sa définition philosophique est simple : un organisme biologique intégré à un système cybernétique. Cela inclut les personnes qui portent des lunettes, des pacemakers, des prothèses, ...L'idée d'être un cyborg est influencé par nos représentations culturelles comme les robocops d’Hollywood. Les neurotechnologies modifient notre rapport au corps et à l'esprit. Dépasser cette frontière entre naturel et artificiel permet d'unifier l'être humain et la technologie et de les penser comme un ensemble indissociable. Le développement de l'intelligence artificielle et des technologies de neuroimagerie pose des questions sur la notion de personne et sur l'utilisation de ces technologies à des fins de sécurité ou de divertissement.
Vous soulignez les dangers potentiels du progrès et l'importance de la réflexion éthique. Quelles sont les principales questions éthiques et philosophiques que soulèvent ces avancées ?
EF : Les neurotechnologies soulèvent des questions fondamentales sur la nature humaine. J'ai débattu lors d’un groupe de travail avec l'UNESCO sur la modification éventuelle de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, pour inclure les droits des individus qui pourraient être modifiés neurobiologiquement ou neurotechnologiquement. Modifier cet article premier serait significatif car il est symbolique et constitue la base du respect des droits fondamentaux. Il serait question de reconnaitre différents statuts d’humanité suivies des implications pratiques derrières. De plus, des instances comme le Conseil de l'Europe se penchent sur la reconnaissance d'une nouvelle entité juridique, la "personnalité électronique", pour les intelligences artificielles capables de reproduire certaines fonctions cognitives humaines. Cela soulève des questions cruciales sur la nature humaine et sur la reconnaissance des droits et des devoirs. Ensuite, il y a l'équivalence entre lire l'esprit et lire le cerveau, une prouesse technologique qui suscite des inquiétudes quant à ses finalités. Comment ces technologies seront-elles utilisées ? Pour la sécurité nationale, pour détecter les mensonges, pour prévenir des attentats ? Il y a également la question de l'utilisation de ces technologies dans le divertissement, notamment dans les jeux vidéo, et son impact sur nos capacités cognitives et sur notre addiction aux écrans. De plus, il y a la question de la protection des données personnelles, car ces informations sont souvent détenues par des entreprises privées. Enfin, il y a le débat entre le modèle thérapeutique et le modèle du transhumanisme, qui interviennent sur les capacités cognitives et soulèvent des questions sur la notion de mérite et d'identité humaine.
Pourquoi le cerveau est un organe si spécial d'un point de vue éthique lorsqu'il s'agit de discuter des neurotechnologies ?
EF : Le cerveau est le siège de notre conscience et de notre identité humaine. Toucher au cerveau, c'est toucher à notre essence en tant qu'individus. Les neurotechnologies soulèvent des questions sur notre identité personnelle : si nous sommes équipés d'implants cérébraux, sommes-nous toujours les auteurs de nos décisions ? La technologie peut modifier notre relation à nous-mêmes et à autrui, ce qui soulève des questions d'identité. Par exemple, la neurostimulation profonde peut changer la perception de soi pour les patients atteints de la maladie de Parkinson. Elles remettent aussi en question notre perception du handicap et de l'identité. Certaines personnes construisent leur identité autour de leur handicap et des dispositifs qui les soutiennent, ce qui montre que notre relation avec nous-mêmes est complexe et en constante évolution.
Dans votre livre, vous utilisez la notion de délicatesse, pourquoi cette approche pour vos recherche sur l’intelligence artificielle ?
EF : Il est crucial de sensibiliser les chercheurs et les ingénieurs aux enjeux éthiques liés aux neurotechnologies. Les chercheurs sont souvent concentrés sur l'efficacité de leurs technologies et ne sont pas formés à prendre en compte les implications éthiques de leur travail. Il est important de les sensibiliser et les conscientiser aux conséquences de leurs actions. L'éthique par la conception est une approche prometteuse. Elle consiste à intégrer des principes éthiques dès la conception des technologies, Il est essentiel d'être délicat avec notre environnement et de reconnaître que nos actions ont un impact sur le monde qui nous entoure. Les avancées technologiques sont le fruit d'une interaction mondiale, et il est primordial d'adopter une approche éthique dans nos recherches pour garantir un progrès responsable et respectueux.
Comment pouvons-nous nous assurer que les neurotechnologies soient utilisées au profit de l'humanité et non à son détriment ? Dans votre livre, vous avez parlé d'un serment d'Hippocrate pour les neuroscientifiques.
EF : L'idée est de s'inspirer du serment d'Hippocrate, même si cela ne suffit pas et a ses limites. Cependant je trouve important que les ingénieurs, comme les médecins et les pharmaciens, prêtent serment. La parole engage, elle engage le corps et engage devant témoins. Cela reconnaît la détention d'un savoir-faire et d’un engagement envers les générations futures. L’oralité est importante cognitivement, car cela renforce l'engagement. Cela ne fera pas tout, mais c'est une première étape importante.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos motivations à l'écriture de ce livre ?
EF : Ma motivation est de créer des passerelles à travers mes livres entre les sciences et les sciences humaines. Je veux rendre ces problématiques accessibles au plus grand nombre. Je suis convaincu que le bien-vivre passe par cette interaction.
Marie PIGNOLET