Quel est le rôle de la Société Française de la Prospective (SFP) ?
Le monde de la prospective en France est morcelé en différents blocs : la société Futuribles, le pôle d’enseignement CNAM et d’autres lieux tels que les cellules de prospectives des ministères, des entreprises et des universités. Des prospectivistes travaillant dans ces derniers groupes ont éprouvé le besoin de se réunir. Créée en 2013, la SFP fédère quelques dizaines de prospectivistes. L’identité de l’association s’est construite sous la forme de colloques et autour de problématiques qui intéressent surtout la société et l’économie française, et qui portent sur des sujets d’intérêts généraux. Les colloques, séminaires et journées d’études donnent lieu à des publications ou des vidéos publiées sur le site, par exemple : « L’impact du COVID-19 et le monde d’après ». Si on veut aller plus loin, on doit faire en sorte que la SFP devienne un catalyseur des énergies prospectivistes en France. On réfléchit, aujourd’hui, à élargir cette influence et lui donner un nouveau souffle. L’enjeu est de rapprocher la prospective de la société en général afin qu’elle voie plus clair dans son avenir.
Quel est votre regard sur la prospective, peut-on la qualifier de science ?
Ce n’est pas un travail scientifique au sens où l’on examine le réel, émet des hypothèses, teste et bâti des théories validées ou contestées par des pairs. D’un autre côté, la prospective est un exercice de connaissance qui exige de la veille sur ce qui se passe dans toutes sortes de domaines : technologie, transformation sociétale, économie, géopolitique, etc. Puis, on passe à la construction, l’imagination de l’avenir, qui doit être un récit crédible. Ce récit ne peut pas être de la pure science-fiction. On imagine des scénarios fondés. On cherche à encadrer une réalité dans un avenir vers lequel on se projette en fonction des informations dont on dispose. Au bout du compte, il y a des éléments de sciences et des éléments d’art. On sculpte le récit en fonction d‘intuitions, d’expériences, de compréhension des sociétés. On retrouve une part de ressenti aussi, de vécu qui ne s’apparente pas à une connaissance scientifique classique. Quand on travaille sur un pays déterminé, pour conseiller un gouvernement sur ses politiques publiques, comme je l’ai fait dans mon métier de fonctionnaire international, sans formaliser, on peut sentir comment ce pays va évoluer. En regardant le fonctionnement des institutions, les statistiques, en lisant des enquêtes, en parlant avec les gens, on pressent comment un pays peut se développer.
Vous avez organisé un colloque et réalisé des publications sur le thème du travail, quel est le fruit de vos recherches ?
Nous avons réalisé une étude sur près de deux ans. Une demi-douzaine de membres se sont réunis dans la perspective de publier un ouvrage « La Métamorphose du travail », sous la direction de Christine Afriat, dans lequel on s’interroge sur l’avenir du travail compte tenu de la mondialisation, des transformations technologiques, de la crise écologique, etc. Le livre a donné lieu à un colloque suivi par une journée d’étude sur le télétravail.
Quels sont les facteurs qui vont affecter le travail à long terme ?
L’automatisation et la robotisation. L’Intelligence Artificielle bouleverse l’exercice même du travail, la possibilité de maintenir des postes. C’est le remplacement de l’homme par la machine. Une étude publiée en 2014 par des chercheurs de l’Université d’Oxford prévoyait que jusqu’à 50 % des jobs pouvaient avoir disparu dans les pays développés à l’horizon 2030. Cela a suscité beaucoup de controverses et d’autres études sont venues affiner cette thèse, notamment l’OCDE qui a réalisé un travail plus fin au niveau des activités, de la décomposition des tâches et a été moins alarmiste.
Polarisation des tâches, jobs et qualification. L’évolution de la technologie, en lien avec la mondialisation, a élargi et polarisé le spectre des qualifications entre, d’une part, des demandes pour des qualifications sophistiquées et d’autre part, des tâches plus répétitives ou de services, qui ne peuvent pas être remplacées par la machine : livreurs au km, infirmiers et aides-soignants, etc. Cela a des conséquences sur les rémunérations, ce qui implique des aménagements pour les interventions de l’État providence et les politiques de redistribution de manière plus générale.
Télétravail. Une redistribution des tâches dans l’espace va s’opérer. Le télétravail a montré que l’on pouvait rester chez soi pour travailler. Nous ne sommes plus obligés de nous concentrer dans les villes avec les problèmes de mobilité que cela implique. Nous pouvons envisager de nous répartir beaucoup mieux sur le territoire. Ce phénomène va s’ancrer dans les habitudes, se négocier dans des conventions entre salariés et employeurs. Pour de nombreuses entreprises, de plus en plus de salariés vont obtenir cet avantage. Des différences vont émerger en fonction des tâches, car toutes ne peuvent pas se faire à distance.
Le statut du travailleur. Il va y avoir une évolution du salariat. La proportion de salariés va diminuer à long-terme et de plus en plus de statuts d’auto-entrepreneurs vont naître, avec la possibilité de travailler à distance. De plus, aujourd’hui, on n’envisage plus de rester toute sa vie dans le même job, on se prépare pour changer d’employeur plus facilement. Les gens se pensent comme des individus libres et s’attachent moins aux entreprises. La mise en place de dispositifs de sécurité sociale et de régimes de retraites adaptés devrait créer un filet de sécurité (même minimale) qui incitera les individus à prendre plus de risques.
Impact du changement climatique. Les conséquences sur la vie des sociétés, par la perte de la biodiversité, l’accélération des événements extrêmes, vont entraîner des bouleversements dans l’ensemble des activités humaines. On mesure encore assez mal l’ampleur de ces transformations. Par exemple, les Pays-Bas, vont perdre ¼ de la surface du pays submergé par la montée du niveau des mers à l’horizon 2060. La majorité des opinions prône la croissance verte, le green deal qui affirme que c’est possible de continuer à croître avec des innovations technologies. Mais si nous n’arrivons pas à modifier nos modes de production et de consommation, la température va augmenter de 3-4° avec toutes les conséquences que l’on connaît. Il y aura un conflit idéologique autour de l’écologie entre tenants de la « croissance verte » et tenant de la « sobriété heureuse », selon les mots de Pierre Rhabi.
Avec la crise sanitaire, on a beaucoup parlé du « monde d’après », qu’en est-il en réalité ?
Nous avons réalisé une étude au moment du premier confinement : « A quoi peut ressembler le monde d’après ?». On a discuté des scénarios en mars 2021, en partenariat avec Futuribles. Ce qui est apparu, finalement, c’est un rebond avec un retour à des pratiques et modes de vie avant COVID. On a été, et on sera freiné, par les nouvelles vagues de l’épidémie, mais il y a eu une envie de retour aux anciennes pratiques avec le redémarrage des vols internationaux, du tourisme, … « business as usual » en somme. Un certain nombre de secteurs ont été mis à mal, mais le choc a été amorti avec le filet très puissant d’un État-providence qui a joué la carte du « quoi qu’il en coûte ». On aperçoit quand même une accélération de la transition écologique dans certaines industries, les transports, mais sur le mode « croissance verte ». Je pense, en définitive, qu’il y aura un monde d’après, un changement des comportements dont on constatera les effets plus tard.
Comment pouvez-vous réussir à influencer la société civile et quels sont les acteurs qui pourraient s’approprier vos travaux par la suite ?
On a discuté de l’étude sur le travail avec des syndicats français (CFDT, CGT, CGPME) lors du colloque Printemps de la prospective 2020. Des gens haut placés, des universitaires, des experts d’organisation internationales comme l’OCDE, ont participé aux panels. Par l’intermédiaire de ces personnes et de ces organismes influenceurs d’idées, on peut jouer un rôle. Ce qui est important, c’est qu’il y ait un débat qui se forme autour de sujets cruciaux pour la société et qu’autour, il y ait des échanges et des prises de conscience.
Bérénice Rolland
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