Donner ses données, reprendre c'est voler ?

[INTERVIEW] Mehdi Ghassemi : "Les big data c'est comme un couteau : vous pouvez couper des tomates ou tuer quelqu'un avec"

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05 avril 2022
Directeur du pôle recherche de l’ISTC (Institut des Stratégies et Techniques de Communication), Mehdi Ghassemi étudie le lien entre la question des big data et leur manipulation. Un thème qu’il reprendra lors du colloque international « Big data : Influence, manipulation et micro-ciblage en contexte numérique » organisé à l’occasion de la Biennale ECOPOSS en octobre 2022. Pendant cette rencontre, Mehdi Ghassemi expose comment il imagine le futur des data et du métier de communicant, deux éléments indissociables pour lui.
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Image d'illustration © Adobe Stock

Selon vous, que faut-il entendre lorsque l’on parle de big data ? 

Quand on dit big data il y a un a priori en français, on considère seulement le volume. En réalité ce terme c’est à la fois le volume des data mais c’est aussi leur variété et leur vélocité. C’est aussi trouver des moyens efficaces pour les traiter. Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment on les stocke ? Ça va des préoccupations très terre-à-terre et pragmatiques jusqu’à les aspects culturels et sociales et les conséquences politiques de ce stockage, de ce traitement des données sur l’échelle massive, etc. 

On peut dire que les algorithmes savent plus de choses sur nous que nous-même.

 

Vous organisez un colloque sur la manipulation et les data, pourquoi lier ces deux éléments ? 

Les big data, c’est-à-dire non seulement le volume mais aussi le stockage et les traitements, sont des outils excellents pour les entreprises, les gouvernements. Toutes les traces qu’on laisse sur les réseaux sociaux génèrent beaucoup de données sur nous. On peut dire que les algorithmes savent plus de choses sur nous que nous-même. C’est donc un outil excellent pour manipuler. Pour manipuler quoi ? Les goûts et les opinions. Par exemple, on vous parle d’un sac à main. Supposons qu’initialement ça ne vous intéresse pas. Quand on vous bombarde par la suite en utilisant les cookies, à un moment peut-être que ça va vous influencer et vous amener à acheter. Ça, c’est juste du shopping mais il y a des choses plus graves par exemple le vote. Avec Cambridge Analityca, il y a eu un scandale. On a compris qu’une société mobilisait et utilisait les outils de traitement des big data pour influencer, c’est-à-dire manipuler, les intentions de vote. Il y a un processus de manipulation de l’influence en utilisant les outils, qui sont de plus en plus efficaces. Est-ce que c’est à grande échelle ? C’est très difficile à mesurer.  

  

Pensez-vous que les gens se méfient des big data ?  

Oui, il y en a même peut-être trop. C’est très intéressant parce que la promesse d’internet c’était de libérer les gens, c’était très utopiste. Il y a 30 ans, si vous demandiez aux gens « que pensez-vous d’internet ? », je pense que la plupart répondaient « c’est génial » parce que ça simplifie la vie, mais c’était aussi une promesse de démocratisation. Aujourd’hui, si vous menez une enquête et que vous demandez les avis sur Facebook, je vous garantis que 99 % des gens vont vous dire « ça fait peur ». Et pour moi, ça fait partie d’une idéologie parce qu’il y a trop de circulation de sens autour de ces questions-là, d’où la nécessité du colloque pour décortiquer les fausses peurs des vraies peurs. Mais les gens se méfient toujours des nouvelles technologies. D’où des milliers de films et séries où l’on traite cette crainte. Je pense à Black Mirror, c’est la cristallisation de la peur générale des nouvelles technologies. Jusqu’à quel point cette angoisse est justifiée ? Le travail du colloque est d’aborder cette question. Est-ce que les gens ont raison d’avoir si peur ? Elle n’est peut-être pas complétement justifiée parce qu’il y a toujours des nouvelles technologies. Alors qu’est-ce qu’on peut faire ? Aujourd’hui, on ne peut pas vivre sans les technologies ! Mais on peut être vigilant en ce qui concerne la question de la gouvernance. Peut-être qu’on peut trouver des moyens pour les gouverner. Pendant le colloque, il y aura des juristes qui proposeront des solutions concrètes pour répondre à cette question de la gouvernance. Par exemple, comment réguler l’influence des GAFAM et plus particulièrement Facebook avec ce qu’il a en tête sur le Métaverse

Aujourd’hui, on ne peut pas parler de la communication sans parler du numérique.

 

Que pensez-vous de la réglementation des big data ?  

Les big data c’est comme un couteau : vous pouvez couper des tomates ou tuer quelqu’un avec. Les technologies, c’est toujours comme ça. Il faudrait avoir un cadre éthique, juridique et clair pour qu’une institution, comme un Etat bienveillant et véritablement démocratique, puisse régner sur les big data, pour limiter les usages abusifs. La manipulation peut aussi être positive pour la sensibilisation par exemple. La seule solution, c’est de réglementer les big data. Qu’est-ce qu’on a d’autres ? L’autre issu est de dire : on annule tout ça et on revient 20 ans en arrière. Ça ne s’est jamais passé comme ça dans l’Histoire. C’est impossible d’anéantir la nouvelle technologie parce que ça simplifie notre vie. Vous pouvez imaginer votre vie sans votre téléphone ?  

  

Comment la communication a évolué avec les big data ? Comment évoluera-t-elle ?  

Aujourd’hui, on ne peut pas parler de la communication sans parler du numérique. Le numérique qui englobe la question des big data. La communication passe 99 % du temps par le numérique. Comment ça peut évoluer ? Henry Jenkins, un sociologue des médias, parle du phénomène de la convergence. Je pense que c’est pas mal ce concept. On voit de plus en plus des convergences à tous les niveaux. Par exemple, deux entreprises qui travaillent ensemble pour créer un projet de communication, c’est un modèle de convergence. L’évolution de la communication et du métier de la communication tourne autour de ce phénomène. Il y aura de plus en plus de convergences. Mais en même temps, Jenkins dit qu’il y aura des divergences. Pourquoi ? Parce que c’est un avis erroné de dire que la technologie, à un moment donné, va nous permettre d’avoir un seul outil avec lequel on fait tout. Dans les films, c’est toujours imaginé. Vous auriez un outil qui enregistrerait les voix, et en même temps qui ferait du café. Ça, c’est dans l’imaginaire collectif : il faut juste attendre un peu que la technologie avance suffisamment pour nous donner cet outil. Parce que vous avez un téléphone avec lequel vous pouvez faire la plupart des choses que vous souhaitez. Vous pourriez regarder une série dessus. Mais si vous avez une télévision, vous allez le faire sur la télévision. On a plus d’objets aujourd’hui qu’avant. Le communicant du futur s’il ne peut pas anticiper les convergences et les divergences et s’il ne peut pas comprendre leurs effets, ne sera pas un bon communicant. Ça ne sera pas quelqu’un qui pourra développer des stratégies de communication. 

  

Pensez-vous que contrôler les data c’est contrôler une partie du monde ?  

Si on contrôle les data, on peut contrôler le flux d’informations. Si on remplace l’ONU par un gouvernement transnational qui gouverne sur la Terre. Si ce gouvernement-là a le monopole sur le flux des data, je pense qu’il contrôlerait le monde. Mais d’après Manuel Castells : là où il y a de la domination, c’est-à-dire du contrôle, dans une société fermée au niveau démocratique par exemple, il y aura toujours de la résistance. Ce qui définit les sociétés, c’est la tension entre pouvoir et contre-pouvoir, entre domination et résilience. 

Elisa DESPRETZ

 

 

Pour en apprendre plus, rendez-vous à la Biennale ECOPOSS : 

 

 

Pour aller plus loin : 

Explication de la thèse de Henry Jenkins par Ioanna Voyou

Thèse sur les enjeux des big data et sur le fait qu’ils sont encore trop méconnues des communicants 

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